Détournement idéologique de la pilule rouge
Des cercles complotistes, masculinistes et d’extrême-droite se sont réappropriés la pilule rouge de Matrix. Mais à l’origine, son histoire n’a rien à voir avec les « principes » qu’ils défendent.
Elon Musk a encore réussi à faire parler de lui. Le célèbre entrepreneur s’était déjà exprimé à de nombreuses reprises en la défaveur des mesures de confinement visant à endiguer la propagation de Covid-19. Il s’inscrivait dans la continuité du président américain Donald Trump. Ce 17 mai, il a renchéri avec un étonnant tweet : « take the red pill », ou « prenez la pilule rouge ». Ivanka Trump a immédiatement réagi en tweetant qu’elle l’avait « prise ».
Le principe de la pilule rouge fait référence à une scène clé de Matrix. Morpheus propose à Neo deux pilules : la pilule bleue mettrait fin à l’histoire du film, Neo ne connaîtrait jamais la vérité et resterait dans la confortable ignorance ; la pilule rouge lui permettrait d’accéder à la véritable réalité, quitter la matrice. Il s’agit de l’un des moments fondateurs de la quête initiatique de Neo, une séquence forte…. dont la véritable portée politique et philosophique est annihilée par ce qu’est devenu le principe de « pilule rouge » sur Internet. Et Elon Musk l’emploie au travers de cet autre sens : celui qu’ont inventé l’extrême-droite numérique et les sphères masculinistes et complotistes.
Ce décalage entre la scène de Matrix et l’utilisation qui en est faite par Elon Musk a d’ailleurs été mis en lumière de la manière la plus incontestable, à savoir par Lily Wachowski, la co-scénariste et co-réalisatrice du film, qui a tout simplement invité Elon Musk et Ivanka Trump à aller « se faire foutre » (sic).
La pilule rouge réappropriée par l’extrême-droite
En 2016, un documentaire dédié aux mouvements masculinistes était diffusé sous le titre The Red Pill. Ce titre faisait référence à ce « mème », cette symbolique récurrente, chez ces groupes radicaux : ils utilisent l’image de la pilule rouge pour inviter leurs membres à se « réveiller » au sujet d’un prétendu « mensonge » féministe. Pour les masculinistes, les inégalités femmes-hommes n’existent pas et, au contraire, la société contemporaine favoriserait les femmes en oppressant les hommes.
Leur propos est évidemment faux et héberge en réalité une haine (et une peur) des femmes, mais renverser la réalité en faisant croire à un « mensonge » féministe est au cœur de la rhétorique du mouvement. Les masculinistes contemporains étant parfois des individus reclus et peu sociaux, Internet leur permet de se structurer virtuellement en se protégeant du monde extérieur. Se réfugiant sur des forums comme 4chan et Reddit, l’image de la pilule rouge y sert de cyber référentiel commun pour se repérer mutuellement et se revendiquer du mouvement.
Dans les années 2010, le référentiel s’est élargi à d’autres cercles, jusqu’à devenir le symbole d’une conversion à l’extrême-droite américaine, incluant même les néo-nazis. Au sein de ces cercles virtuels, la pilule rouge est systématiquement utilisée pour désigner l’existence d’un grand complot mondial. Cela a même donné à l’émergence du « red-pilling », une pratique visant à convertir quelqu’un au racisme, à l’homophobie, à la misogynie, à l’antisémitisme. Dans ces mouvements, un film, une série, un livre, une personnalité, va être classée « red-pilled » ou non, en fonction que ses croyances revendiquées et propos correspondent ou non aux idées complotistes, conservatrices, masculinistes, voire fascistes. Le mouvement « Red Pill » a connu un pic dans les années 2016-2017 avec l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, l’explosion des sites complotistes le soutenant et ses discours basés sur les faits alternatifs.
Les mouvements red pill n’ont à rien voir avec Matrix
Vous comprenez mieux pourquoi Lily Wachowski a de quoi être en colère. Car, évidemment, rien de tout cela ne correspond à ce qui est écrit et représenté dans Matrix. C’est même un comble, puisque ces mouvements masculinistes et d’extrême-droite diffusent des informations fausses, puisqu’élaborées artificiellement pour servir leurs croyances. Ce qu’on appelle des fake news ou faits alternatifs contribuent à générer une fausse réalité. Avec la pilule rouge, Morpheus propose à Neo, justement, de sortir d’une réalité fictive pour découvrir le monde tel qu’il est vraiment. La production en masse d’informations fictives comme le font les mouvements « Red Pill » relève donc du contre-emploi total, d’un renversement du sens premier de la scène écrite par les Wachowski.
En tout cas, Elon Musk ne peut ignorer la signification numérique de « prendre la pilule rouge » et le tweet s’inscrit dans sa stratégie de communication à faire parler de lui avec les tweets les plus courts possibles mais prêtant à discussion. Tant que cela reste du divertissement, qu’importe, mais cette communication semble aujourd’hui vriller vers une connotation beaucoup plus politique et d’une radicalité choisie. Reste à savoir si son but est juste de choquer ou si cela dénote un vrai changement d’orientation chez le patron de SpaceX et Tesla. En tout cas, à en juger aux réponses au tweet (qui contiennent un certain nombre de « bienvenue », comme s’il venait de rejoindre le club), les cercles « Red Pill » considère maintenant l’entrepreneur comme des leurs.
À tout cela, ajoutons que l’oeuvre des Wachowski n’en perd pas pour autant autant sa puissance philosophique ni son fond sociopolitique. Ses messages et représentations survivent évidemment à la réutilisation qui en est faite, même si Matrix 4 pourrait être une façon de rompre encore plus nettement avec ces dérives basées sur le film original.